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TRIBUNE

Le design, au service de tous

Alors que le 11 décembre se tiennent à Bercy les premières assises du design, des professionnels estiment qu’il est urgent de créer un front commun de l’enseignement supérieur public pour la discipline afin de peser contre des formations privées, foncièrement inégalitaires.
par Des personnalités du monde du design
publié le 8 décembre 2019 à 17h21

Tribune. Avec le management et les sciences cognitives, le design est l'une des disciplines les plus assidûment mobilisées au service des fausses valeurs de notre temps : l'innovation, la créativité, la performance, la compétitivité, l'optimisation, le durable, etc.

A cet égard, les trois disciplines participent de la même entreprise. De l’hybridation du design avec les sciences cognitives est né le UX Design ou «design de l’expérience utilisateur» ; de sa combinaison avec le management, le Design Thinking ou «démarche design» : rien de tel que les chimères pour œuvrer à la poursuite de fausses valeurs. Fausses sont en effet les valeurs qui font passer les moyens pour des fins, laissant croire que toute performance ou innovation est bonne en soi, ou qui valorisent substantiellement certaines qualités, telles que le durable ou le créatif, alors que celles-ci ne sont intrinsèquement ni bonnes ni mauvaises. Comme si l’histoire ne nous avait pas montré que l’homme était capable d’inventer des solutions créatives, innovantes et performantes, parfois durables, au service de la destruction de l’humanité ou de la planète.

Ce 11 décembre, se tiennent à Bercy les premières assises du design, organisées conjointement par le ministère de l’Economie et des Finances et le ministère de la Culture. L’objectif premier d’un tel événement est toujours de promotion. Mais que s’agit-il ici de promouvoir ? Le design, certes, mais «quel design» et «quelles valeurs» ?

Nous considérons qu'une valeur cardinale doit aujourd'hui être promue - c'est la vie, aux deux sens que le grec permet de distinguer : zoe, la vie commune à tous les êtres vivants, et bios, la vie proprement humaine. Qu'il s'agisse de celle des humains, dont s'occupent les sciences sociales, ou de celle des vivants, dont se chargent les sciences de la Terre, la vie est notre bien commun, et c'est à son service que le design doit être aujourd'hui prioritairement mobilisé.

Que faire face à l’urgence écologique ? Comment œuvrer à une société plus inclusive ? Comment en somme servir la vie ? Telles sont les questions qui importent désormais plus que toute autre. Parce qu’elles impliquent de nouveaux usages et de nouveaux services, nous pensons que le design, qui est intrinsèquement lié à la notion de service et intègre la dimension de l’usage dès le stade de la conception, a un rôle majeur à jouer dans les réponses qu’il nous appartient d’élaborer. Ces questions ne sont pas d’ordre économique mais d’ordre culturel : elles ne se situent pas dans la perspective comptable et finie d’un monde exploitable et littéralement profitable, mais dans l’horizon incalculable et infini d’un monde habitable et hospitalier.

Directrices et directeurs, designers ou enseignant·e·s d’écoles supérieures d’art et design publiques relevant du ministère de la Culture, nous tenons à rappeler ici le rôle fondamental de nos établissements dans la formation supérieure et la recherche en un design à la hauteur des vrais enjeux de notre temps : l’inclusion sociale et la transition écologique, mais aussi les formes de l’attention, de l’éducation, du soin, du souci de la Terre et d’autrui et plus largement d’un art partagé de vivre.

Si nous sommes fier·e·s de notre rattachement au ministère de la Culture - qui se fonde, tant en termes de pédagogie que de vision du monde, sur des valeurs communes dont il garantit la pérennité, telles que l’expérimentation, la logique du faire, l’esprit critique, l’émancipation et l’hospitalité -, nous attendons plus de considération et d’ambition au plan politique.

Nous pensons en particulier au statut des enseignant·e·s, aligné sur les grilles du secondaire, et au financement de la recherche, réduit à une portion si congrue qu’il ne comprend aucun volet spécifiquement dédié aux étudiant·e·s-chercheu·rs·ses.

Nous le déplorons d’autant plus qu’il est urgent de créer un front commun de l’enseignement supérieur public du design, à en juger par l’offensive dont le marché de l’éducation, en particulier celui de l’enseignement supérieur de la création, fait l’objet de la part des fonds d’investissement privés.

Alors que ces formations privées sont foncièrement inégalitaires, nous réaffirmons que rien ne vaut un service public de l’enseignement supérieur et de la recherche en design de haute qualité - a fortiori si l’on veut favoriser la germination d’un design d’intérêt général, au service du bien commun.

Emmanuel Tibloux, directeur de l'École nationale supérieure des Arts Décoratifs ; Ruedi Baur, designer ; Jérôme Delormas, directeur de l'institut supérieur des arts de Toulouse ; Jacqueline Febvre, représentante de l'ANdEA - Association nationale des écoles supérieures d'art et design, aux Assises du design ; Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, designers ; Loïc Horellou, Christelle Kirchstetter et Stéphane Sauzedde, coprésident.e.s de l'ANdEA ; Thomas Huot-Marchand, designer ; Pierre Oudart, directeur des Beaux-Arts de Marseille ; Samy Rio, designer ; Jeanne Vicerial, designer.

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