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Nous! Le vivant: éclairage

Design textile : des bactéries sans un pli

«Nous ! Le vivant»dossier
Aux Arts-Déco, la designeuse Aurélie Mossé et ses étudiants explorent le potentiel des microorganismes pour métamorphoser le textile.
par Christelle Granja
publié le 22 septembre 2023 à 3h36
En partenariat avec l’Ecole des arts décoratifs, l’Ecole normale supérieure – PSL et le Muséum national d’histoire naturelle, Libération organise le 23 septembre une biennale pour célébrer le vivant. En attendant cette journée de débats et d’échanges, nous publions sur notre site tribunes et éclairages sur les thématiques qui seront abordées durant la biennale.

Un petit napperon en crochet, un tissu en nid d’abeille, des circonvolutions en fibre de jute… Les productions blanchâtres des étudiants de l’atelier Biocalcified textile architecture, à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), semblent avoir été frappées du même sort, comme pétrifiées, épaissies de cristaux de sel ou de scories coralliennes.

Sous la houlette d’Aurélie Mossé, chercheuse et biodesigneuse (c’est-à-dire qu’elle mêle les procédés du design et de la biologie), ces échantillons textiles ont été soumis à une «biocalcification». «Bio», car c’est un organisme vivant (du nom de Sporosarcina pasteurii) qui opère la métamorphose. Cette bactérie très commune et largement accessible – elle se trouve dans le sol – a en effet la particularité de sécréter de la calcite, un minéral qui rigidifie les matières cellulosiques.

Le procédé est relativement simple, explique Aurélie Mossé : «La rencontre de la Sporosarcina pasteurii avec deux autres ingrédients, le calcium et l’urée, provoque une réaction chimique. Nous la réalisons à température ambiante, dans un bioréacteur, sorte de grande cuve étanche dans laquelle on introduit les textiles. Un précipité blanc se forme alors et se dépose au-dessus et à l’intérieur des fibres.» Après quelques passages dans le bioréacteur, le tissu perd sa souplesse. Son esthétique et ses performances sont complètement transformées : il devient granuleux et minéral. S’il n’est pas aussi dur que le calcaire des stalactites par exemple, il est suffisamment solide pour créer des structures autoportantes. Les architectes Daniel Suarez et Bastian Beyer, complices des expérimentations étudiantes, en ont fait la démonstration : ils ont créé une colonne en fibres de jute rigidifiées par l’action de la Sporosarcina pasteurii

Réticence culturelle

Des bactéries pour bâtir ? L’idée est moins saugrenue qu’il n’y paraît : depuis plus de vingt ans, le secteur de l’ingénierie s’intéresse de près au procédé de la biocalcification. Car les sécrétions bactériennes peuvent colmater les failles des sols, du béton, combler les cavités ou la trop grande porosité de la brique, et in fine consolider les bâtiments et autres constructions.

Côté textile, les possibles applications des recherches des biodesigners dépassent largement l’univers de la mode. Parce qu’elle a recours à des ingrédients basiques, abondants et non toxiques, la biocalcification textile ressemble en effet à une alternative séduisante aux matériaux composites rigidifiés par des résines issues du pétrole, aujourd’hui couramment employés dans le secteur de la médecine, de l’aérospatial et de l’industrie automobile. Mais pour l’heure, «les bactéries ne sont pas une ressource à laquelle on a l’habitude de penser, même si elles sont omniprésentes dans notre environnement», relève Aurélie Mossé. Une réticence culturelle liée à une peur «moderne» des microbes, à un héritage hygiéniste ? C’est sans doute là, au-delà d’usages matériels qui restent à développer, que se trouve l’un des intérêts majeurs de la biocalcification textile : rendre perceptibles les possibles du monde invisible des microorganismes, qu’on connaît encore si peu.

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