Enquête

“Il n’y a pas que le talent qui compte” : devient-on (vraiment) artiste après une école d’art ?

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Comment les écoles d’art préparent-elles leurs étudiants au monde professionnel ? Est-il plus facile de devenir artiste aujourd’hui qu’il y a 20 ans ? Certains plasticiens sont désormais repérés par les plus grandes galeries de France avant d’avoir 30 ans, parfois même avant l’obtention de leur diplôme. Les succès de Pol Taburet ou de Dhewadi Hadjab sont-ils (vraiment) représentatifs d’un engouement massif du marché de l’art pour les très jeunes artistes ? Enquête.
Atelier ennoblissement textile de l’École des Arts Décoratifs
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Atelier ennoblissement textile de l’École des Arts Décoratifs

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© Béryl Libault de la Chevasnerie / Ensad

« Un artiste, aujourd’hui, c’est quelqu’un qui a développé une recherche conceptuelle autour de sa démarche artistique et qui sait en parler, mais aussi qui a une forte adaptation sociale, voire mondaine… Il n’y a pas que le talent qui compte. Un artiste misanthrope, même avec tout le talent du monde, ne pourra pas réussir. » Galeriste installé rue Saint-Claude à Paris, Guido Romero Pierini est formel : devenir artiste professionnel ne va pas sans un ensemble de compétences, qui relèvent moins de la pratique artistique que de l’adaptation au marché de l’art et à ses acteurs.

Celles-ci sont multiples, prosaïques (savoir établir une facture, rédiger un CV, mettre en page un portfolio) ou plus complexes (expliquer son travail à des journalistes, faire son autopromotion, interagir avec différents professionnels)… Toutes, en tout cas, ont pu manquer aux artistes d’hier, les écoles d’art ne proposant que depuis quelques années des cours et des accompagnements dédiés à la professionnalisation. Nombreux sont les artistes d’âge mûr qui peuvent en témoigner : jusqu’à récemment, les diplômés sortaient des écoles d’art en ayant le sentiment d’un saut dans le vide. Tout d’un coup, ils se retrouvaient confrontés au manque d’atelier, à la férocité du marché de l’art, aux caprices d’une administration complexe (être artiste n’est pas un CDI !), aux mauvais payeurs, etc.

2e édition de CRUSH, un accrochage à destination des professionnels de l’art révélant plus d’une quarantaine d’étudiants
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2e édition de CRUSH, un accrochage à destination des professionnels de l’art révélant plus d’une quarantaine d’étudiants, 2022

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© Aurélien Mole / Ensba

« Nous leur devons une formation concernant des aspects qui peuvent sembler latéraux au moment des études, mais qui deviennent essentiels au moment d’entrer dans le monde réel : la facturation, l’archivage, les statuts, la promotion… »

Heureusement, les écoles d’art ont adopté de nouvelles mesures, extrêmement variées. Jean-Baptiste de Beauvais, directeur des études aux Beaux-Arts de Paris, nous l’explique : « Nous formons des artistes. Dans ce contexte, nous leur devons une formation concernant des aspects qui peuvent sembler latéraux au moment des études, mais qui deviennent essentiels au moment d’entrer dans le monde réel : la facturation, l’archivage, les statuts, la promotion… Lorsque les étudiants sont encore à l’école, ce n’est pas forcément pour eux prioritaire, pourtant c’est le bon moment pour en parler, parce qu’après, il sera trop tard ! Si l’objectif d’une école d’art reste de former des artistes et non des professionnels de l’art, ils ne doivent pas être pour autant démunis sur ces questions. »

Des dispositifs pendant les études…

Intervention Tatiana Trouvé dans son atelier pour les étudiants de l’école des Beaux-Arts de Paris
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Intervention Tatiana Trouvé dans son atelier pour les étudiants de l’école des Beaux-Arts de Paris

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© Beaux-Arts de Paris

Si le directeur des études souligne que les Beaux-Arts de Paris, en fonctionnant avec un système d’ateliers dirigés par des artistes reconnus et parfaitement intégrés au marché (comme Tatiana Trouvé, Nina Childress, Julien Creuzet…), bénéficient d’un « effet de professionnalisation diffus », il était tout de même primordial de mettre en place différents dispositifs, très récemment labellisés sous le titre « Via Futura ».

Avec, notamment, des entretiens individuels à partir de la troisième année, des cours « qui donnent une description du paysage institutionnel du monde de l’art : qu’est-ce qu’une galerie, un Frac… », des ateliers autour de « sujets très précis, comme les factures, le statut administratif, l’organisation d’un collectif », ou encore une newsletter interne (« Flash pro ») qui réunit un « best of des propositions professionnelles qui peuvent être utiles même en cours de cursus », telles que des appels à projets, des résidences partout dans le monde…

Marianne Dollo, art artvisor, intervient auprès de collectionneurs et d’entreprises, et les guide pas à pas sur le marché de l’art contemporain.
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Marianne Dollo, art artvisor, intervient auprès de collectionneurs et d’entreprises, et les guide pas à pas sur le marché de l’art contemporain.

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© Timothée Chambovet

Les étudiants en quatrième et cinquième année peuvent aussi exposer leurs travaux lors de « CRUSH », grande exposition annuelle où sont invités 1 500 professionnels du monde de l’art (journalistes, galeristes, art advisors et on en passe). L’idée est ici claire : il s’agit de permettre aux étudiants d’être repérés, mais aussi de se retrouver « dans une situation où il est question de commencer à savoir parler de son travail. Il faut les préparer à être en interaction avec tous ces regards qui vont se poser sur leur œuvre. »

Le droit à la rémunération

L’expérience est importante, d’autant plus que le monde de l’art a changé. « Il évolue, se professionnalise, et les attentes sur les artistes sont plus fortes. » Il y a vingt ans, le métier de commissaire d’exposition n’était pas encore formellement identifié, il n’existait aucune formation (désormais, la Sorbonne ou l’Institut catholique en dispensent).

Exposition CRUSH organisée par l’école des Beaux-Arts de Paris
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Exposition CRUSH organisée par l’école des Beaux-Arts de Paris

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© Adrien Thibault / Ensba

Les art advisors ne dictaient pas non plus les modes, les curateurs n’étaient pas invités à travailler au plus près des artistes comme ils le sont à Poush Aubervilliers, qui héberge le collectif de curateurs dit « Bureau des penseur.euses ». Pire, les musées et centres d’art pouvaient exposer un artiste sans le rémunérer (ce n’est qu’en 2019 qu’une recommandation intitulée « Une rémunération du droit de représentation publique » a été publiée par le ministère de la Culture, visant à accorder une rémunération minimum aux artistes !).

Et après le diplôme ?

« On organise des rencontres le soir, après la journée de travail, pour que les jeunes abordent des sujets très concrets autour de l’écosystème de l’art, les outils, les interlocuteurs… »

À l’École des arts décoratifs, Juliette Courtillier est arrivée en 2019 au poste de « responsable du suivi des jeunes diplômé.e.s ». Celui-ci n’existait pas auparavant, et témoigne bien de l’évolution des écoles d’art, qui tâchent de poursuivre au-delà du diplôme l’accompagnement professionnalisant de leurs diplômés. « On organise des rencontres le soir, après la journée de travail, pour que les jeunes abordent des sujets très concrets autour de l’écosystème de l’art, les outils, les interlocuteurs… » L’ambition est ici de répondre aux questions des artistes qui apparaîtraient après leurs études : « Parfois, les élèves s’interrogent après coup », et se demandent, face à leur première proposition de partenariat ou d’exposition, quelle rémunération exiger (par exemple).

100% L’EXPO à la grande halle de La Villette
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100% L’EXPO à la grande halle de La Villette, 2022

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© Béryl Libault / Ensad

L’école a également monté une « couveuse de projets » en 2021, réservée aux diplômés jusqu’à cinq ans après leur départ et qui permet aux artistes d’être accompagnés durant neuf mois par « une agence (Trampoline, ndlr) qui les aide à développer leur projet sur tous les plans, et à penser leur pratique d’un point de vue business ». Elle multiplie les partenariats pour proposer à ses diplômés de faire une résidence avec la fondation Albers aux États-Unis, la Casa de Velázquez en Espagne ou encore l’abbaye de Maubuisson en France, et expose une partie d’entre eux lors du grand rendez-vous annuel des jeunes artistes de La Villette, « 100 % L’Expo », ainsi qu’à Poush Aubervilliers (une quarantaine y seront réunis du 15 au 17 décembre 2023 et du 5 au 7 janvier 2024).

100% L’EXPO à la grande halle de La Villette
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100% L’EXPO à la grande halle de La Villette, 2022

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© Béryl Libault / Ensad

« La carrière d’un artiste est très longue… Arriver trop vite au sommet peut rendre l’avenir précaire ! »

Encore à l’origine d’un site internet qui recense tous ces diplômésVitrine de la jeune création »), l’École des arts décoratifs est donc plus que présente pour ses anciens étudiants. Une question demeure : cet accompagnement, commun à bien des écoles d’art, est-il suffisant ? Selon Morgane Porcheron, diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2016, il est précieux jusqu’à ce qu’il s’arrête. « J’ai eu l’occasion de faire deux voyages d’atelier l’année de mon diplôme, en Grèce et au Mexique, qui m’ont donné la possibilité d’exposer dans un lieu au Mexique et au musée du Louvre, donc de me faire connaître. Ce coup de pouce m’a fait du bien, sortir d’école et avoir tout de suite des projets dans de bonnes conditions d’exposition, c’est très bénéfique ! J’ai aussi eu la chance de participer à ‘100 % L’Expo’ en 2018 », et de recevoir durant trois ans une newsletter de l’école recensant toutes sortes de propositions intéressantes…

Carte blanche à Dhewadi Hadjab, église Saint-Eustache, Paris
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Carte blanche à Dhewadi Hadjab, église Saint-Eustache, Paris, 2021

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Courtesy Rubis Mecenat © Romain Darnaud

« J’ai l’impression que beaucoup de professionnels sont friands de cette catégorie d’artistes, les artistes émergents. Mais cet intérêt a tendance à se concentrer sur la nouveauté… »

Mais l’accompagnement s’est arrêté. Et, avec lui, un certain engouement. « J’ai l’impression que beaucoup de professionnels sont friands de cette catégorie d’artistes, les artistes émergents. Mais cet intérêt a tendance à se concentrer sur la nouveauté… » Et peut cesser du jour au lendemain, parfois de façon brutale. Guido Romero Pierini le constate lui aussi, surtout face à la vague d’artistes très jeunes représentés par de grandes galeries à la renommée internationale (on pourra penser à Pol Taburet montré chez Balice Hertling à 23 ans, Alexandre Lenoir entré chez Almine Rech à 29 ans, Dhewadi Hadjab chez Kamel Mennour l’année de ses 30 ans…) : « Il me semble qu’il faut mettre en garde les très jeunes artistes sollicités par ces grandes galeries : il est préférable qu’ils passent d’abord par des galeries intermédiaires, qui leur permettent de monter doucement. La carrière d’un artiste est très longue… Arriver trop vite au sommet peut rendre l’avenir précaire ! »

69 % à gagner moins de 15 000 euros par an

Photographie d’Alexandre Lenoir dans son atelier
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Photographie d’Alexandre Lenoir dans son atelier

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© François Roelants

Précisons ici que, pour la majorité des jeunes, rester artiste après une école d’art n’est pas une évidence. Beaucoup se réorientent, ou sont obligés d’exercer des petits boulots à côté de leur pratique artistique (missions dans des musées, cours, assistanats d’artistes). Même si les écoles se démènent, même si les initiatives se multiplient en faveur des artistes (ateliers partagés, résidences, bourses), il n’est pas forcément plus facile d’être artiste aujourd’hui qu’hier, analyse Morgane Porcheron — d’ailleurs en plein déménagement d’atelier lorsque nous la contactons, ses propriétaires ayant choisi de doubler le montant du loyer de son espace à Montreuil.

« La vie est très chère pour un artiste aujourd’hui ! Il me semble qu’avant, on pouvait être artiste plus facilement en vivant un peu plus chichement. Aujourd’hui, il est très compliqué d’avoir deux loyers, de se libérer du temps pour travailler malgré les petits boulots. Il y a beaucoup de concurrence, on est vraiment nombreux… »

Si, selon un rapport du ministère de la Culture sorti en 2018, 78 % des diplômés se déclarent en activité trois ans après leur diplôme, ils sont 69 % à gagner moins de 15 000 euros par an (donc à rester au-dessous du seuil de pauvreté). De quoi, peut-être, faire réfléchir les pouvoirs publics à l’établissement de droits salariaux ou à un statut similaire à celui des intermittents du spectacle pour les artistes, qui finissent toujours par se retrouver face à la réalité brutale et aléatoire du marché.

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